Les Milles et une nuit

La magie des nuits d’Orient

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L’histoire de la magie est un domaine très difficile à saisir. D’où vient cette fascination pour la magie qui conduit bien souvent à soustraire cet objet à la course du temps et à en faire un phénomène intemporel ? C’est souvent dans la littérature que l’on peut trouver les origines de cette science, pour certains, ou de ces croyances populaires, pour d’autres. On ne peut pas aborder le vaste sujet de la Magie Arabe sans mentionner les Contes des Mille et Une Nuits. La suite de cet article est une transcription de la thèse présentée et soutenue publiquement par Jean-Charles Coulon le 6 juillet 2013 à Paris. Cette œuvre s’intitule « La magie islamique et le “corpus bunianum” au Moyen Age ». Jean-Charles Coulon est actuellement chargé de recherches à l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT-CNRS, Paris). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et maître de conférence.

La première traduction européenne des Mille et une nuits

L’Orient est magique. Le terme de magie, en français, provient du magisme, des mages, du zoroastrisme, cette religion des Perses, les antiques adversaires des Grecs, précurseurs putatifs de la rationalité. Étudier la magie dans la civilisation islamique médiévale a le doux et dangereux parfum de l’exotisme, car l’objet fascine avant tout en raison des représentations que l’Europe associe depuis des siècles à cet Orient fantasmatique à travers la littérature puis le cinéma. En effet, parmi les œuvres pionnières qui ont fondé l’orientalisme et la représentation de l’Orient en France se trouvent les Mille et une nuits d’Antoine Galland (1646-1715), œuvre qui fourmille de hauts faits de magie et d’êtres merveilleux. Ces Mille et une nuits, comme cela a longtemps été souligné, se basent certes sur des manuscrits, mais la traduction n’est qu’une « belle infidèle » qui reflète tout autant les goûts littéraires et les attentes d’un public français du XVIIe siècle à l’égard de contes venus d’Orient que les spécificités de cette littérature arabe. Parler de magie arabe renvoie alors immédiatement à cet imaginaire d’Aladdin et du génie de la lampe.

La tradition orientaliste anglaise

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Bien entendu, l’imaginaire de la magie arabe ne puise pas sa source aux seules Mille et une nuits. Un second ouvrage qui contribua considérablement à construire cette association entre Orient et magie est sans doute An Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians d’Edward William Lane (1801-1876) paru en 1837. Edward William Lane est l’un des pères fondateur de la tradition orientaliste anglaise. L’auteur consacre trois chapitres aux superstitions et à la magie, annonçant dès le départ que « les Arabes sont un peuple très superstitieux, et aucun parmi eux ne l’est plus que ceux d’Égypte. Beaucoup de leurs superstitions forment une partie de leur religion, ayant reçu la sanction du Coran, et la plus importante de ces [superstitions] est la croyance au “Ginn”, ou “Genii”, au singulier, “Ginnee” ».

Il brasse de nombreux types de sources, depuis le Coran et les écrits théologiques jusqu’à des observations personnelles et des récits qu’on lui avait rapportés, en passant bien sûr par les Mille et une nuits dont il publie une traduction entre 1838 et 1840. Ce sont les Mille et une nuits qui lui servent en réalité de modèle et d’inspiration pour sa description. L’impact de son ouvrage est immense au XIXe siècle : « dès sa parution, il a été considéré comme une description définitive de la vie des Égyptiens, voire de tous les musulmans », influençant nombre d’écrivains ou d’Européens curieux de l’Orient.

Le terme de djinn devint populaire en France

C’est encore au XIXe siècle que le terme de djinn fut popularisé en français, et que Victor Hugo (1802-1885) intitula ainsi un poème de ses Orientales (1829) : « Les Djinns ». La « goule », francisation du terme arabe ġūl qui désigne une espèce particulière de djinn, apparut également avec la traduction des Mille et une nuit, mais se retrouve également sous la plume d’un écrivain romantique, Théophile Gautier (1811-1872) dans Le capitaine Fracasse (1863). Le terme d’afrit (qui se trouve plus souvent orthographié effrit ou éfrit au XXe siècle), désignant un type particulier de djinn, fit son irruption également avec les Mille et une nuits et réapparaît ensuite sous la plume d’Honoré de Balzac (1799-1850) dans Les illusions perdues (1843), ainsi que celle de Gérard de Nerval (1808-1855) dans son Voyage en Orient (1851). Les Mille et une nuits devinrent ainsi un monument de la littérature française, initiant le public français à la mythologie arabe.

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Le Necronomicon

Cet Orient fantasmé par le romantisme a pleinement trouvé sa place dans la littérature fantastique. Ainsi, Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) attribue le plus fabuleux des ouvrages de magie, le Necronomicon, à l’ « Arabe dément » Abdul Alkhazred, mort en 738, « saisi et dévoré en plein jour par un monstre devant une foule glacée d’horreur » selon Ibn Ḫallikān, auteur d’un important dictionnaire biographique. L’ouvrage d’Abdul Alkhazred, écrit sous le titre al-ʿAzīf (La voix des djinns), aurait été traduit en grec en 950 sous le titre de Necronomicon et contiendrait des secrets si immenses pour l’esprit humain qu’il aurait rendu fou ou fait disparaître plusieurs de ses lecteurs. La propriété de cet ouvrage ne manque pas de rappeler des croyances yéménites contemporaines identiques sur le Šams alma ʿārif d’al-Būnī, qui, lui aussi, rendrait fou celui qui le lit. Si le Necronomicon et son auteur ne sont que le produit de l’imagination florissante de Lovecraft, ils témoignent cependant de cette association profonde de l’Orient avec la magie, le fantastique, les mystères. L’Orient représente à la fois l’étrange et l’étranger. Il n’est alors pas étonnant que l’on ait même émis l’hypothèse que le célèbre « abracadabra » vienne de l’arabe ! Il fallut en fait attendre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle pour que la magie soit objet d’étude à part entière. Texte original de Jean-Charles Coulon.

illustration-mille-et-une-nuits_9raFM2 Illustration des Mille et Une Nuits